S'amuser, réfléchir, changer les regards
S'amuser, réfléchir, changer les regards
Quelle est la genèse du spectacle ?
Catherine Hargreaves : L’envie de faire ce spectacle est née au moment où ma sœur Rachel était en train de mourir. J’avais l’impression de vivre un événement surréaliste du point de vue de sa prise en charge par le corps médical, et qu’il fallait raconter ça. Petit à petit, je me suis rendu compte qu’il n’était pas juste de se focaliser sur la fin de vie de Rachel en tant que personne en situation de handicap et qu’il y avait beaucoup plus à dire. Adèle, avec qui je fabrique des spectacles depuis plusieurs années, m’a rejointe dans ma réflexion. J’ai eu une vie très riche grâce à Rachel et j’ai eu envie de donner au public la possibilité de la rencontrer dans le quotidien pendant 1h40. Sur le handicap comme sur d’autres sujets, je crois que seule la rencontre peut changer les regards. C’est peut-être l’intention principale de ce spectacle.
« Quand on évoque le handicap, ou n’importe quelle minorité dans le monde artistique, on se pose aujourd’hui la question de savoir qui est légitime pour le faire »
Vu ce point de départ douloureux, quels ont été les enjeux du projet ?
Adèle Gascuel : Le démarrage était marqué par une forme de colère vis-à-vis de la violence de l’institution au moment de la fin de vie de Rachel. Le processus de deuil s’est accompagné d’une prise de conscience de tout un tas de questions liées au handicap et au validisme, c’est-à-dire à une vision de la société et des normes qui excluent. Un des premiers écueils à éviter était de ne parler de handicap que sur le mode de la douleur et de la souffrance.
CH : Cela ne rendait pas hommage à ce qu’avait été la vie avec Rachel. L’enjeu le plus important pour moi était de ne pas prendre la parole à sa place et de parler en mon nom, en tant que sœur. Quand on évoque le handicap, ou n’importe quelle minorité dans le monde artistique, on se pose aujourd’hui la question de savoir qui est légitime pour le faire – et il faut y faire d’autant plus attention dans le milieu du handicap, où les personnes concernées se voient souvent déniées la place et la parole d’adultes indépendants. J’ai donc eu du mal à assumer ma parole. La rencontre avec Thierry Seguin, le directeur du CNCA (Centre National pour la Création Adaptée) à Morlaix, a été précieuse. Il m’a parlé du fait qu’en France, dans les institutions, le point de vue des familles était souvent écarté. Or les familles possèdent tout un savoir qu’il est bon de recenser pour avancer.
D’un autre côté, s’est posée la question de la présence sur scène d’une personne en situation de handicap. Bien sûr, la vie de Rachel peut dialoguer à certains endroits avec la présence de George mais j’ai engagé ce dernier d’abord parce que c’est un excellent comédien. George dégage un certain rapport à l’écoute et à la joie qui m’a immédiatement donné envie de l’intégrer dans l’équipe.
AG : Il a fallu du temps pour que Catherine accepte que le centre du spectacle soit aussi biographique et aussi intime. Pendant longtemps, elle a eu peur d’être impudique. Ça a été un long cheminement pour acter que c’était une histoire d’amour entre trois sœurs, racontée par le prisme de sa subjectivité. La famille peut être un endroit sensible pour penser nos liens, à la fois nos différences et nos ressemblances. Dans la famille, la ressemblance paraît souvent plus forte que la différence, alors qu’on tend souvent à définir le handicap par cette idée de « différence ». Cette histoire est aussi celle des « accompagnant.es » : de Rachel, mais aussi de Catherine dans son récit sur Rachel.
CH : Un autre écueil était de poser des conclusions. Rachel m’a appris que le handicap oblige à avoir une pensée toujours en mouvement. C’est pour cette raison que la seule forme possible pour ce spectacle était de mettre en scène les questions qu’on pouvait se poser, en empruntant à plusieurs styles de théâtre.
Comment le spectacle s’est-il construit et comment fonctionne votre tandem de création ?
CH : On dirige la compagnie ensemble et on co-signe des créations. On fait aussi des spectacles chacune de notre côté mais on a découvert des outils pour travailler ensemble. Ici, le projet est si personnel, si délicat, que sans l’aide d’Adèle, je n’aurais pas réussi à mettre un point final à ce portrait ! Nous avons écrit à deux. Adèle m’a permis de faire de la dramaturgie et des choix, là où je n’avais pas suffisamment de distance pour en faire.
AG : Catherine accumule beaucoup de notes, de réflexions, on en discute et ensuite je passe à l’écrit, soit dans la retranscription de ces discussions, soit dans la production d’une structure de spectacle qu’elle reprécise ensuite. On fait aussi des allers-retours avec le plateau, au gré d’un long travail d’improvisation sur canevas. On s’est appuyées sur les interprètes dans l’écriture des scènes comiques.
CH : J’ai aussi très vite compris que les temps de vie autour des temps de travail devaient être des moments dont on prenne soin, pour que l’inclusivité ne s’arrête pas au plateau, et que la rencontre entre nous soit aussi riche que celle que les spectateur·rices pourraient faire avec Rachel.
« On a très peur de la revendication, qui ne suffit pas pour faire théâtre et donner une expérience sensible au public. »
Le spectacle est rythmé par des bulles de fantaisie, de chant et de danse. Comment sont-elles nées ?
CH : Le handicap de Rachel a été un problème pour moi à la fin de sa vie mais pas avant. Donc dès le début il s’agissait de partager la joie qu’il y avait à vivre avec elle. En faisant toutefois attention à ne pas la chosifier et à laisser entendre que tous les trisomiques sont joyeux, ce qui est un des nombreux clichés validistes.
AG : Nous pratiquons un théâtre assez politique, lié à des questions sociétales mais en même temps on a très peur de la revendication, qui ne suffit pas pour faire théâtre et donner une expérience sensible au public. L’humour permet de traverser des sujets importants sans se prendre au sérieux, sans imposer de message.
CH : Mon amour du théâtre est lié au comique. En France, il est souvent snobé, vu comme un exercice facile alors qu’il demande une grande rigueur, une grande maîtrise du rythme. Je voulais aussi jouer avec une forme très populaire du comique, car ne raconter Rachel que dans les codes d’un théâtre contemporain avant-gardiste avec, le cas échéant, un humour très distancié, ce serait la trahir. Le rapport à la culture populaire et au rire potache ou burlesque fait partie du monde du handicap, tel que je l’ai connu du moins. Et puis c’était important pour moi que des personnes d’horizons très différents puissent être sensibles à ce spectacle, s’amuser, réfléchir.
Propos recueillis par Olivia Burton en mai 2025.